1896 - La Fée verte, boisson hygiénique !
"Le premier stade est comme pour une
boisson ordinaire ; au second stade, on commence à voir des choses cruelles et
monstrueuses, mais si l'on persévère, on arrive au troisième stade, où l'on
voit ce que l'on veut voir, des choses curieuses et merveilleuses." Oscar Wilde décrit ainsi les effets de l'absinthe, boisson nationale
française objet de vifs débats à la fin du 19e siècle.
L'absinthe, ou Fée verte
en hommage aux pouvoirs séducteurs
et intoxicants qu'on lui imputait,
est une liqueur forte,
mélange d'alcool et d'herbes distillées ou d'extraits d'herbes, dont la grande absinthe (son composant principal est la thuyone) et l'anis vert. D'abord
présentée au 18e siècle
comme un tonique d'herbes et remède populaire, elle est ensuite commercialisée
par la compagnie Pernod Fils. Onéreuse, l'absinthe est dans un premier temps
consommée par la bourgeoisie. La seconde moitié du 19e siècle constitue l'âge d'or de la Fée verte avec une baisse des prix. A
partir de 1880, l'absinthe connaît son apogée. Les fabricants se multiplient,
la plupart utilisant comme base de l'alcool de betteraves ou de grain meilleur
marché que l'alcool de raisins. Désormais accessible à tous,
l'absinthe est aussi populaire que le vin dont les prix flambent en raison des
ravages causés par le phylloxéra. En 1894, 208000 hl d'absinthe sont consommés.
De grandes absinthes produites par Pernod Fils ou encore Cusenier côtoient des
tord-boyaux fabriqués grossièrement et non contrôlés.
A partir de 1890, l'absinthe devient la
principale cible des ligues antialcooliques. Soutenues par l'influente
industrie du vin qui entend récupérer des parts de marché, ces ligues mènent
une campagne acharnée contre le "péril vert". L'absinthe, à base
d'alcool industriel pouvant atteindre plus de 70°, est jugée contre nature et
nocive contrairement au vin, produit du terroir sain et naturel. Ses
détracteurs s'appuient, légitimité oblige, sur les travaux de scientifiques
dont ceux de Valentin Magnan, médecin en chef de l'asile parisien Sainte-Anne.
Elle cause selon eux un syndrome
particulier, l'absinthisme, caractérisé par une dépendance, de l'hypernervosité, de l'épilepsie et
des hallucinations. La croyance en l'hérédité de l'alcoolisme est répandue dans
les milieux scientifiques. Des alcooliques ne peuvent qu'engendrer une
descendance alcoolique de plus en plus dépravée. Considérée comme la forme
d'alcoolisme la plus grave, l'absinthisme
est donc un danger pour les citoyens et les futures générations.
Face à ces attaques, des producteurs décident de
riposter. Pasteur ayant déclaré le vin "boisson hygiénique", la Fée verte doit l'être elle aussi. C'est
ainsi que Cusenier a l'idée d'y ajouter de l'oxygène et de promouvoir les vertus
de l'absinthe pour la santé via des campagnes publicitaires.
L'apogée de l’absinthe coïncide avec l’avènement de la grande
affiche publicitaire lithographique comme vecteur commercial et artistique. Les
plus grands créateurs d’affiches participent à la promotion des grandes marques
d’absinthe. Cusenier fait ainsi appel au peintre, dessinateur
et affichiste italien Nicolas Tamagno (1851-1933) qui produit cette affiche en
1896.
Le célèbre comédien français Joseph-François
Dailly (1839-1897) y effectue le rituel de préparation de l'absinthe : un
morceau de sucre est placé sur une cuillère plate perforée reposant sur les bords du verre contenant une
mesure d'absinthe. Il verse de l'eau glacée sur le sucre qui se dissout peu à peu, troublant le liquide vert tendant
alors vers un blanc opalescent. Se dégage ici une sensation de bien-être : des
couleurs chaudes et lumineuses, l'air bon vivant du comédien qui arbore un
large sourire. C'est un Dailly en pleine santé et vigoureux qui apparaît ici.
L'origine de cet état : l'absinthe contenue dans ce verre qu'il désigne à la
jeune femme souriante derrière la fenêtre et par là-même à tous. Les bénéfices
du breuvage pour la santé sont également vantés par les termes employés : le
mot OXYGENEE, sous lequel figure C'est ma santé, est écrit en grandes majuscules
et attire l'œil d'emblée, tandis que sur la table est posé un journal titré L'Oxygène. L'oxygène c'est la vie donc cette
boisson ne peut qu'être source de vie et de bonne santé. En minuscules, L'absinthe, tend à s'effacer derrière OXYGENEE. Comme le souligne l'affiche, Cusenier
est Inventeur. Qui dit invention dit
nouvelle boisson loin de l'absinthe traditionnelle tant décriée. La présence
d'une célébrité vantant ses mérites ne peut de surcroît qu'être un gage de
qualité du produit. On retrouve ici tout l'argumentaire commercial de Cusenier
pour qui son invention est "un
breuvage de santé et de vie" préparé "conformément aux desiderata les plus étroits de la science
sanitaire". Cusenier s'appuie sur des scientifiques pour le démontrer
et ira même jusqu'à retirer absinthe
des bouteilles et affiches : on parlera alors de l'Oxygénée.
Si les fondements
scientifiques de cette boisson hygiénique restent encore à démontrer, il n'en
demeure pas moins que cela a pour mérite de rassurer, d'autant que sa
composition exacte n'est pas précisée.
Des faits divers et le
déchaînement du puissant lobby du vin, des ligues, de la presse et de
l'Académie des sciences ont finalement raison de la muse aux yeux verts qui est interdite de 1915 (notamment pour
soustraire les soldats aux effets jugés néfastes de l'absinthe) à 2011. Avec
son concept exclusif, Cusenier
anticipe la prohibition en affirmant affranchir l'absinthe des substances
nocives. Le procès fait à l'absinthe (et à elle seule), dont on sait
aujourd'hui qu'elle n'est pas plus nocive que les autres alcools, est basé sur des données peu scientifiques tant les études
conduites sur le taux de thuyone étaient grossières. La santé publique
aurait-elle été un prétexte pour couvrir des enjeux économiques ?
Commentaires
Enregistrer un commentaire